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L'Homme du Bourg

 

 

L’homme du bourg

 

L’homme relève la tête.

Chaque matin.

Surtout, relever lentement.

Concentrer le regard sur le menton.

Le plus bas possible, le regard.

Réduire le champ de vision.

Concentrer l’attention sur le menton, le bas des joues, le dessus des lèvres.

Juste là où il faut raser.

Il y a des matins difficiles.

Difficile, ce matin.

Le regard s’échappe. Trop tard. L’image est renvoyée.

L’homme n’échappe pas à l’image ce matin-là.

Oh, pas longtemps. Il se reprend. Vite, il redescend. Les yeux pourtant n’ont pas oublié. La rétine garde l’image. Foutue rétine. Foutus souvenirs. Foutue image. Comment l’effacer de la tête, celle-là ?

Comment effacer carrément la tête ?

Insupportable, la tête.

Cela fait pourtant des années qu’il supporte l’insupportable.

Avant, il a été heureux. Maintenant, il n’arrive pas à oublier. La première image consciente, celle que l’on voit vraiment de soi. Celle qui permet de se mesurer aux autres, de se comparer. Celle qui surgit, qui vous saute aux yeux, quand vous n’avez rien demandé, celle qui vous inflige sa vérité, celle qui vous afflige de sa vérité, celle qui reste gravée, celle qui ne part plus, l’image éternelle dans une vie. Pourvu qu’on n’ait plus la même gueule dans la vie éternelle après ! Ce n’est pas possible, ça ne peut pas exister, la vie éternelle ! C’est une torture quand rien ne peut s’arrêter ! Cela donne le vertige, la vie éternelle. On n’a pas envie de mourir mais on a encore moins envie que ça ne s’arrête plus !

On a envie de devenir amnésique. On a envie de gommer, de tout gommer, de recommencer à zéro. On se réveille le matin. On pense que Dieu a pu faire un miracle. On pense qu’il doit le faire, qu’il doit réparer. Il s’est trompé, il était mal luné ce jour-là, juste une petite faiblesse. Il doit pouvoir rattraper cela. On y croit ferme. On va se réveiller guéri.

Et le matin, rien n’a changé.

La tête est toujours la même. Il va falloir se la fader, encore et encore.

Le père et la mère, ils auraient pu s’abstenir. Quand on est moche comme ça, on ne fait pas de marmot. On ne lui inflige pas cela.

L’homme, lui, il ne l’a pas infligé. Il se l’est gardé pour lui tout seul. Il se l’est caché pour lui tout seul.

Cela fait soixante-cinq ans moins quatorze qu’il se le cache pour lui tout seul.

L’image, elle l’a démoli, il avait quatorze ans. Le René, à côté, il en pinçait pour Fernande lui aussi. L’image, c’est le René qui lui a balancé en pleine figure. « T’es moche, t’es même plus que moche : T’es à vomir. La Fernande, elle est pour moi ! T’as aucune chance, t’entends, aucune ! Non, mais regarde-toi !»

Alors, il avait regardé. Vraiment. Pour la première fois.

Puis il était allé vomir. Il avait eu raison, le René, en disant qu’il était à vomir …

 

 

 

 

Commentaires

  • Les textes courts ? "Comme une respiration" selon jean TEULÉ. Comme une grotte de la mémoire explorée à pas feutrés selon Nicole TEMMERMAN.
    Un écho de ses oeuvres picturales criantes de vérité, de force dans la concision, de passion dans l'explosion des couleurs.
    J'en veux encore.

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